MOUVEMENT : Cocasseries et consonances

Jacques Rebotier installe son Zoo muzique au Théâtre des Amandiers à Nanterre. Dans cette œuvre synthèse, le compositeur et metteur en scène invite le spectateur-auditeur à déambuler pour glaner phrases musicales insolites, réflexions saisies sur le vif et constituer ainsi sa propre histoire.

 

Quelle mystérieuse alchimie que la pensée… Aussi folâtre que vagabonde, opiniâtre bien qu’inconstante, elle raisonne, argumente, et soudain vacille de l’intellect à l’affectif, ripe sur un son, retombe sur une idée, s’arrête un instant sur un souvenir, bifurque sur un désir et repart de plus belle ! C’est bien cette énigme inexhaustible qu’étreint Jacques Rebotier dans la poésie fantasque qui jaillit de toute son œuvre. Compositeur, auteur et metteur en scène, il manie avec une intelligence toute malicieuse cet art de sertir l’impalpable dans le souffle de la langue. Joueur de polysémie polymorphe, il papillonne dans les méandres de l’esprit, court-circuite la logique discursive pour y greffer d’improbables digressions, trouble l‘univoque jusqu’à l’en faire rougir. « A onze ans, je serai musicien, pour ne pas avoir à parler qu’une seule langue. A douze ans, écrivain, pour penser dans les coins » prévenait cet incorrigible empêcheur de penser en rond, « né au moment où il s’y attendait le moins » comme il l’avoue dans un de ses quarante-sept autoportraits. Autant dire qu’il a horreur des sens uniques. Au contraire, il raffole des incongruités, surtout les cartésiennes, traque le cocasse discrètement planqué dans la normalité et croque volontiers les paradoxes du langage ou les chimères de notre époque. Conversations chapardées ici ou là, glose télévisuelle interceptée, scènes de rue grappillées au hasard ou encore attitudes surprises dans leur abandon… fournissent les matériaux de sa poétique du collage : extirpés de leur contexte habituel, triturés amoureusement, lardés d’humour puis ré-agencés, des éléments épars prélevés dans le quotidien se mettent alors à tisser des réseaux de sens, à poser question, à saper les évidences les mieux en enchâssées, souvent même à dialectiser. Car Jacques Rebotier n’a de cesse d’introduire en douce du désordre au cœur de l’ordre pour recomposer des consonances insoupçonnées et montrer en écho la singulière cacophonie du monde. Brouiller les pistes disciplinaires constitue un de ses divertissements favoris : il travaille le théâtre musicalement, la musique théâtralement, et caetera. « Appréhender un art avec les outils d’un autre stimule l’invention.  Chaque art est fractal et renvoie aux autres. »

 

Avec Zoo Muzique, cet artiste polyglotte signe une œuvre de « synthèse », où se croisent les sentiers qu’il explore depuis des années :  théâtre, musique, mais également cirque, danse, installation plastique et vidéo. Il a ainsi rassemblé quelque quatre-vingts brèves pour autant d’instruments différents, plus ou moins conventionnels : flûte, percussions, violon… frayent ici avec le cor des Alpes, la boîte à vache, les puces électroniques, le tambourin de sable, voir une langue de belle-mère… Extraites de ses carnets de croquis, recueils secrets où sont venues s’accumuler phrases musicales et autres réflexions saisies sur le vif, les séquences combinent textes, sons et mouvements pour former un bloc de sens, un tout de corps et d’âme, cohérent et sibyllin, à la manière des emblèmes du XVI siècle qui associaient un poème, un dessin et une devise. Enfermés dans leur UHLVmM (Unité d’Habitation Lie de Vie à musique Modérée), dix-huit instrumentistes parlants jouent leurs partitions aussi déjantées qu’insolites, comme si la bride serrée des convenances qui garrottait leur fantaisie avait brutalement lâché. Joyeux pied de nez au microcosme des musiciens classiques, qui, dressés à l’école comme des bêtes à concours pour devenir solistes, finissent par s’emmurer dans leur « solistude » ! Les spectateurs-auditeurs voyeurs déambulent librement dans cette juxtaposition éclatée de cages d’imaginaires, chacun traçant son parcours au gré de ses choix, construisant son histoire au fil des associations qu’il noue, comme sur le chemin de la vie finalement.

 

Gwénola David

(mars-avril 2003)

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