LIBERATION : Rebotier, débit de sons

THÉÂTRE : On peut apporter ses vers et ses rébus, Jacques Rebotier, en raboteur de langage, a réponse à tout. A Strasbourg.

 

Vengeance tardive, texte et mise en scène de Jacques Rebotier, Théâtre national de Strasbourg.

 

Aux acteurs du TNS avec qui il a travaillé, Jacques Rebotier a proposé divers exercices de répétition. Dont celui-ci, à partir d’une citation : « Le régime de l’opinion sondée et de l’exhibition permanente du réel est la forme ordinaire de la police dans les sociétés occidentales. » C’est signé J.R, comme Jacques Rebotier, mais c’est une phrase du philosophe Jacques Rancière. Allez donc faire du théâtre là-dessus.
Les acteurs de Vengeance tardive n’ont pourtant pas l’air d’avoir été rebutés par les propositions de leur auteur-metteur en scène. Dont cet autre vrai-faux exercice : « Se placer devant la télé. Accommoder sur l’infini (les oreilles). Chaque trois secondes, zapper. Ecouter l’arrière-langue. »

 

Le spectacle est à l’image de ces travaux : déroutant, réjouissant et beaucoup moins fantaisiste qu’il n’en a l’air. Si Rebotier cultive les digressions, il ne perd jamais le fil. Et ses jeux de langue renvoient toujours à un point de vue : celui d’un auteur – qui est aussi compositeur de musique – férocement à l’écoute du monde. Entre la folie verbale façon Novarina et le coup de poing à la Michel Deutsch, Rebotier fait sens de tout son. Avec Novarina il partage un goût certain pour la logorrhée et le vertige des énumérations. c’est avec délectation qu’il livres à ses acteurs la circulaire administrative prévoyant les modalités du vote par procuration. Ou qu’il annonce que Vengeance tardive est dédié « aux voyelles et aux consonnes, voyelles, consonnes… / aux mauvaises traductions / aux vrai-faux amis / à la microlangue, personnages-phonèmes courant nos lèvres et nos dents / à la scène qui est bouche / au théâtre du gosier, à la macrolangue, qui est le bruit de fond de notre langue de fond ».
Mais là où Novarina réinvente une langue et un monde neufs, une Haute-Savoie mythique qui est d’abord un rêve sonore, Rebotier taille dans le tissu verbal quotidien : faits-divers, feuilletons télé, formulaires, dialogues de bistrot, consignes de sécurité, réinjectés tels quels ou à peine détournées : « En cas de dépersonnalisation, des masques tomberont automatiquement sur les visages » Et du chômeur qui cherche à se faire suicider aux fosses communes de Srebrenica, Rebotier n’hésite pas à réagir, à manier l’imprécation, comme dans la dédicace de son spectacle : « (…) A la télé-vision, qui est la vision de très, très, tellement loin / à la satis-faction par la saturation, direct / à notre bonne mauvaise conscience devant les corps carboniques, les cris d’effroi, les / crânes sur écran si légèrement différés / à nos alarmes de crocodile ; » on est là tout près du « théâtre brulot », de Michel Deutsch, tel qu’il résonnait il y a quelques mois – avant de faire escale à la Bastille – dans cette même salle du Wacken à Strasbourg.

Musicien et écrivain, Rebotier s’intéresse moins à l’environnement sonore qu’à la phrase comme portée musicale, avec ses articulations et ses césures, son débit et ses accents. Mais le compositeur ne cherche pas pour autant à  esthétiser la parole : sous le souffle, c’est toujours la qualité du sens qui prime. Et sous la rigueur de l’écriture, on sent qu’il a laissé à ses interprètes une grande liberté d’invention. Ils sont cinq – Jean-Claude Bolle-Reddat, Alain Fromager, Stefan Koziak, Sylvie Milhaud et Jean-François Perrier – plus une silencieuse – Assia Dnednia Walker – créatrice de sons. Dans un décor dont l’élément essentiel est un échafaudage mobile, et où les rideaux ne cachent pas grand-chose du plateau nu, mais servent parfois de refuge aux comédiens ou de prétexte à une surprenante scène en ombres chinoises.

Il règne sur le plateau un mélange de désinvolture et de concentration, une non-violence des corps démentie seulement par la brutalité des mots.
Et par cette image, à laquelle on ne s’habitue jamais tout à fait. Au fond du plateau, deux heures trente durant, un homme creuse une tombe. A geste lents et réguliers, il reoturne la terre qui s’amoncelle et le raclement de sa pelle tient lieu de musique de fond.

René Solis
(23 mai 1996)

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