LIBERATION : Qu'il est beau le débit des mots

Théâtre. Jacques Rebotier donne corps à la mécanique du langage.

 

Avant un spectacle, la salle bruisse de conversations,d e journaux compulsés et de bonbons dépapillotés. Sur la  scène des Ouvertures sont de Jacques Rebotier, quand le public s’installer, un homme marche de long en large dans un décor sépulcral, voilé par un rideau de gaze, avec au centre, la découpe d’un écran plat de télévision géante. Lorsque le noir se fait, les bruits du public sont aspirés de l’autre côté, c’est tout le plateau qui résonne de conversations feutrées, on est passé en douceur de l’autre côté du miroir. Puis, plus rien. Rien qu’un visage, comme suspendu au milieu de la scène. De quoi parle-t-il ? Du langage justement, de sa mécanique première, pneumatique, le souffle, l’inspiration et l’expiration : « on peut parfaitement observer sa parole sous l’angle des ouvertures et fermetures successives réglant le débit de l’air. Mais le risque est grand de ne plus comprendre ce que l’on dit. » Prenons le quand même.

 

Bouche à oreilles. Résumons l’intrigue : la scène se passe dans un crâne. Puis deux, car Océane Mazas rejoint le premier homme, Eric Frey, sans que leur propos viennent constituer la moindre ébauche de dialogue. Il s’agit donc d’une conversation intérieur, les gestes sont réduits au minimum, pour que l’on se concentre sur les corps des protagonistes, et plus encore sur leur voix, ou, comme le dit Rebotier, sur leur bouche : « Voilà, rester là, la bouche et ce qui en sort, le fil de la voix, la mécanique de souffle, tentative de rentrer par cette usine-là, par cette ouverture-là, la bouche : connecter sur spectateurs, très exactement leurs oreilles ».
Exercice ingrat, dont on pense qu’une simple radio pourrait suffire à s’acquitter.

 

Mais chez Jacques Rebotier, homme de théâtre mais aussi musicien, mathématicien, comédien et poète, les mots prennent corps, un peu à la manière des phylactères des bandes dessinées, pour former des bulles qui éclatent sous nos yeux, tant ils sont triturés, tripatouillés, démontés, réduits à leur plus simple expression, qui se révèle d’ailleurs extrêmement complexe. Exemple, tiré par la manche d’un précédent spectacle (Réponse à la question précédente) : « Les mots eux aussi ont une tête et une queue, à l’excepté de ceux dont la tête est égale à la queue, comme cou-cou, né-né, ou tu-tu ». Quant au corps, il n’a qu’à bien se tenir sous peine, lui aussi, de passer à la découpe : « on pourrait diviser le corps suivant un axe horizontal et observer alors deux jambes, et deux bras, des pieds et des mains, une bouche et un anus, deux fesse et deux lobes cérébraux, mais il serait difficile d’aller plus loin ».
Borborygmes. Ces propos dont la drôlerie ouvre des gouffres de réflexions, ne passent pas la rampe en toute tranquillité. Ils sont perturbés par une armée de parasites, dont les apparitions aléatoires tombent toujours à bon escient : annonces de gare tout aussi inintelligibles que les vraies, borborygmes pour relativiser le sérieux du discours et rendre la littérature à l’estomac. Tout cela produit une musique incongrue, l’exécution d’une « partition de paroles » pour restituer « dans son étrange nudité l’infinie rumeur de la langue qui se parle à elle même, qui dit quelque chose à nos cerveaux ».
Tout décontenancé que l’on soit par ce concerto déconcertant, on donne bien volontiers sa langue à ça.

 

 

Alain Dreyfus

(17 janvier 2002)

 

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