HEBDOSCOPE : Eloge de l'ombre

 

Eloge de l’ombre, est en quelques sorte, nous dit Jacques Rebotier « un traité d’esthétique japonaise, déguisé en carnet de notes personnelles… il traite de l’obscur avec les armes de la pénombre, de l’équivoque et de la demi-teinte. A travers lui se joue le combat du passé contre le présent, de l’extrême orient aussi contre l’extrême occident », un occident conquérant, envahissant, dépossédant le Japon de son identité !

 

A partir de cet ouvrage de Junichiro Tanizaki publié en 1993 Jacques Rebotier a réalisé, avec l’aide de Frédérique Bruyas son assistante, une adaptation et une mise en scène remarquable de rigueur, de sobriété, d’élégance. La prestation de Dominique Reymond y contribue grandement et fait surgir à chaque moment la poésie d’un texte tout en contraste, en musicalité. Le parti-pris de chuchoter le texte, parfois de le dire avec force et insistance, de le mêler à des phrases japonaises, de le chanter, de le psalmodier et d’y introduire de temps à autre l’accompagnement d’une clarinette (Benoit Viratelle) fait qu’il pénètre en nous et que bientôt nous nous sentons submergés par ces paroles descriptives et confidentielles. Au fur et à mesure, ces observations en apparence anodines, sans liens les unes avec les autres, tissent la toile d’araignée d’un implacable réquisitoire contre cet Occident qui arrache le peuple à ses racines, qui envahit les hôtels avec ses lumières artificielles et sa climatisation, qui met au rebut tous ceux qui ne sont pas adaptés, réquisitoire d’autant plus cruel pour nous que cela est dit sans l’ombre d’un jugement moral, et surtout qu’en fin de compte l’auteur accepte d’entrer dans la logique du progrès, auquel il finit par trouver des aspects positifs.

 

Ces propos qui abrodent des thèmes aussi différents que l’architecture des temples japonais comparée à celle des églises gothiques ou que des lieux d’aisance à la japonaise dans un cadre champêtre opposés aux carrelage de nos toilettes occidentales, et qui glissent subrepticement jusqu’à des allusions plus terribles comme ce discours à propos de la couleur des peaux, sur la blancheur parfaite de la peau de l’occidental qui saura détecter chez le métis la moindre trace de ses origines jusqu’à la trente deuxième génération, jusqu’aux évocations de ces corps de femmes autrefois enfouis sous des tissus de soie, corps diaphanes de cette mère qui n’avait pour lui qu’un grand visage, à l’instar des marionnettes japonaises. Toutes ces réflexions sont autant d’insinuations qui dérangent notre bonne conscience d’occidental et nous interrogent sur notre façon souvent naïve d’épouser le progrès, de louanger la modernité.

 

Le texte de Junichiro Tanizaki nous rend sensible à tout le plaisir sensuel que provoque l’ombre ou plutôt la pénombre dans laquelle s’est constituée la culture orientale avec ses toits en forme de parasol, ses boiseries, ses laques ambrés, ses céramiques, des lumières rares comme seules capables de faire briller les fils d’or des tissus. Quelle effraction que cette entre en scène des objets occidentaux, lumières vives et blanches, objets métalliques brillants, chauffage central, appareils électriques, bruit racoleur de sa musique…
Dite sur le ton badin parfois, ces réflexions questionnent nos pratiques quotidiennes et notre rapport à la modernisation. Elles se constituent petit en petit en une sorte de « manifeste » qui nous invite à la réflexion, et qui nous dit on ne peut plus clairement qu’en adoptant la modernité il faut en savoir le prix, et donc à certains moments faire de la « résistance » comme le souligne avec un certain humour l’auteur quand il évoque l’aménagement de ses W.C à l’occidentale où il a maintenu le plancher en bois traditionnel.

 

Ce texte, tel que nous l’avons ressenti, après une réflexion débarrassée de notre mauvaise humeur face à des paroles qu’on peut en toute mauvaise foi décréter comme étant « petites bourgeoises » au nom de notre désir de révolution, ou plus trivialement « insignifiantes » au nom de notre envie d’insertion dans une société où la modernité semble toujours bienfaisante et où le passéisme est une tare, remet en cause le discours de l’idéologie dominante.
La scénographe (Virginie Rochetti) retenue pour ce long monologue intimiste est extrêmement réussie sur le plan esthétique. La récitante en robe de soie bleue, perchée sur une chaise très haute qu’elle ne quittera jamais, car elle représente peut-être ce Japon ancestral dont sa pensée ne se départir pas, est placée là juste devant un jeu compliqué de tenture en nylon transparent, où les jeux d’ombres, de lumières et de reflets (Bertrand Couderc) illustrent en quelque sorte son propos. Il s’en dégage une magie, une nostalgie d’autant plus profondes que parfois un être humain âgé (Karin Waehner) parcourt à petit pas ce labyrinthe, lève son regard comme pour contempler les tableaux d’un musée et qu’on devine la présence d’un musicien aux éclats sombres des sons de sa clarinette. Autant d’éléments symboliques dont le fonctionnement nous touche fortement, nous aide aussi à suivre les méandres de ces réflexions lucides et poétiques qui viennent bousculer notre confort intellectuel.

 

Un spectacle très surprenant qui dérange parce qu’il ne flatte guère notre narcissisme, notre fois dans le progrès, tout en se situant bien au-delà du Bien et du Mal.

 

 

Francis GRISLIN
(avril 1998)
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