LIBERATION : Rebotier sacré à Strasbourg

Enfant terrible de la musique contemporaine,  Jacques Rebotier présente ce soir à Strasbourg pour la première fois la version complète de son requiem. Portrait de ce provocateur touche à tout.

 

Apparemment,  Jacques Rebotier a l’art de brouiller les cartes. Ceux qui ne le connaissaient que superficiellement ont été surpris quand  Jacques Rebotier, le provocateur, l’amateur de jeux de mots et de jeux sur les mots, s’est attelé à la composition d’un requiem, un genre sérieux s’il en est. Pourtant, cela n’avait rien d’étrange quand on sait que ce diplômé de l’Ehesse (Ecole des hautes études en sciences sociales) se passionne pour l’Histoire des religions et qu’il a fondé une revue d’Histoire et d’alchimie.
Depuis longtemps,  Jacques Rebotier avait le désir d’écrire un requiem. Il y a trois ans, Madeleine Roy-Bernède, directrice du Festival d’Evreux, lui a commandé la partition. C’est ainsi que le Requiem est né à Evreux en 1993 puis en 1994, lors de deux exécutions importantes et mémorables, quoique partielles et différentes, avec la clarinettistes Armand Angester, l’accordéoniste Pascal Contet, l’ensemble vocal Les Jeunes Solistes du chef Rachid Safir, puis Gaston Sylvestre au cymbalum et la soprano Françoise Kubler.

 

 

Aujourd’hui,  Jacques Rebotier estime que l’œuvre est au centre de son activité de compositeur, « puisqu’on y parle du temps, de l’arrêt du temps, de l’éternité, ce qui est au centre de l’idée même de musique ». Si des motifs d’ordre spirituel l’ont guidé, il n’en parle pas, esquivant les questions. Le Requiem est écrit pour soprano, chœur d’enfants, sept voix, sept clarinettes, accordéon, cymbalum et … sept morts. Qui sont ces morts ? Des personnes aimées et disparues ? Pas de réponse. Dès le début, le travail sur le temps, et seulement celui-là, s’est imposé comme une idée directrice : les trois mots qui le décrivent dans le texte de l’office, inchangé depuis des siècles (éternel, perpétuel, sempiternel), ont été les moteurs de la composition. D’ailleurs, remarque-t-il, « à aucun moment du Requiem, le mot « temps » n’est prononcé » : y figurent seulement ses aspects.

 

 

Ce qu’il appelle les trois formes de « suspens du temps », et qui hantent toute la philosophie médiévale, trouvent leur correspondance dans trois formes d’écriture musicale : le temps « scintillé » (celui du hors temps, fait d’éclairs), le temps étalé dans ses teneurs infinies et le temps bouclé qui roule sur lui-même. A la fin du Requiem, précise  Jacques Rebotier, les trois temps se superposent.
L’effectif n’a rien d’orthodoxe. Les instruments ont été choisis pour des raisons musicales, symboliques et même visuelles - « pour des raisons d’ambiguïté sonore, à cause des transformations insensibles des sons qu’ils peuvent offrir, pour la proximité des couleurs entre les voix et les clarinettes ». Le cas de l’accordéon est différent : « C’est un poumon, le poumon des chanteurs qu’on ne voit jamais. Et puis l’accordéon est au centre, c’est le passeur entre les voix et les clarinettes. C’est une boîte. Une racine carré d’harmonium qui est lui-même la racine carré de l’orgue. Il est symétrique – tirant, poussant – et pour moi la symétrie c’est la mort. »
Comme souvent dans l’oeuvre de  Jacques Rebotier, l’écriture musicale a donné naissance à une somme de commentaires écrits, notule sur le temps et le son, qui devraient devenir livre. Le choix des instruments s’explique encore par cette petite remarque, aussi vraie que drôle : « Notez bien que les instruments à vent se jouent en expirant. » La mort n’est jamais envisagée de façon tragique ou grandiloquente dans ce Requiem. A côté, ceux de Fauré et de Mozart semblent outranciers. C’est plutôt vers le Moyen Age ou vers la Renaissance qu’il faut aller chercher d’éventuels modèles musicaux à cette partition (Rebotier s’est choisi le compositeur Guillaume de Machaut comme père spirituel). Même plus loin dans le temps, si l’on veut être exact.
Dans sa conception il s’agit d’un requiem d’avant la chrétienté bien qu’il soit strictement conforme aux canons que réclame la liturgie. Une expression du texte sacré à profondément marqué le compositeur, «  de morte ad vitam transire », (aller de la mort à la vie). Phrase logique pour un bon catholique qui croit en la résurrection des corps, phrase qui nie pourtant les évidences physiologiques. Le Requiem de  Jacques Rebotier n’est pas une déploration ou un adieu. Il n’est pas non plus qu’un rituel d’accompagnement du mort vers l’au-delà, il est aussi cette cérémonie d’apaisement au cours de laquelle les vivants se concilient la bienveillance des morts anciens. Mieux, remarque le compositeur  « Il est maintenant certain qu’un requiem n’est pas autre chose que ce sentiment de quiétude, jamais cessé et toujours recommencé, par lequel les anciens dieux adressent un premier regards aux morts nouveaux, paix, tendresse et parfois ironie, et se gardent des vivants. »

 

Dominique DRUHEN

(24 septembre 1994)

 

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